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Live-Report
Julien Baker à La Maroquinerie

25 septembre 2018
Rédigé par François Freundlich

Pour le dernier jour de l’été, quoi de mieux qu’un concert de l’une des songwriters actuelles les plus talentueuses : Julien Baker ? Nous l’avions déjà chroniquée dans ces pages, dès la sortie de son premier disque Sprained Ankle, puis de son second Turn Out The Lights. Une intense tournée européenne l’amenait dans la très belle salle parisienne de la Maroquinerie : de quoi passer une soirée dans un paradis à haute dose d’irradiations folk.

 

La première partie est assurée par Becca Mancari, accompagnée par un guitariste chantant également les chœurs. La New-Yorkaise invoque une certaine tension dans ses ballades en apesanteur d’abord portées par un duo de guitares électriques, puis acoustiques. La voix fredonnante de Becca Mancari semble rester dans une certaine introspection, tranchant avec ses petits discours rigolos entre les morceaux, qu’elle a pourtant promis de limiter au début de son court set. Elle s’étonnera que les Parisiens fument toujours des cigarettes ou racontera l’histoire de Serbes venus voir leur concert de Prague en leur expliquant qu’ils étaient heureux d’être dans un endroit où ils pouvaient s'assumer tels qu'ils étaient, ajoutant sa fierté de voir que deux femmes Queers puissent tourner ensemble. Ses compositions simples et berçantes créent une atmosphère particulière dans la salle de la Maroquinerie devant un public qui a immédiatement adhéré. On pense parfois à Sharon Van Etten avec cette voix fragile et glacée, d’une douceur insondable. Nous voilà bien préparés à accueillir la tête d’affiche du soir.

C’est devant un public international de fans que Julien Baker fait son entrée seule sur la scène de la Maroquinerie. La songwriter de Memphis se fait de prime abord discrète, comme détachée  de l’euphorie parisienne ambiante qui cherche à la happer. Elle débute paisiblement avec le morceau qui nous l’a fait connaître, les deux notes répétées de Sprained Ankle et cette phrase : « Wish I could write songs about anything other than death ». La frêle chanteuse enchaîne trois titres de son premier disque, arborant de nouveaux jolis tatouages aux bras qui n’existaient pas lors de la précédente tournée européenne, contrairement à sa sangle de guitare aux couleurs du drapeau arc-en-ciel qu’elle a gardée. La version live de Everybody Does a également changé : interprété dans une version électrique, ce titre à la mélodie de base plutôt joyeuse (à l’inverse de son texte) se fait intense et mordant. On perçoit les premières montées sonores de Julien Baker, lâchant ses cris transperçant nos organes comme s'ils étaient faits de coton. Le public attentif reste dans un silence religieux pour mieux s’imprégner d’un son d’une qualité remarquable dans cette salle. Tout est ici réuni pour passer le meilleur concert possible. La chanteuse se décrispe quelque peu mais reste dans ses anciens morceaux apprivoisés avec Rejoice, qui nous permet de nous imprégner de toute la force qui se dégage de cette artiste unique. Julien Baker stoppe le temps, tout ne tourne plus qu’autour de sa voix sur ce final où elle entre littéralement en éruption, se livrant totalement dans son interprétation, les yeux fermés en proclamant ces « Are you rejoice? ». L’Américaine enchaîne ensuite sur des titres de son deuxième disque, Turn Out The Lights, avec l’introspective Happy To Be Here où elle explique vouloir devenir électricienne pour réarranger les câbles de son cerveau. Elle penche subitement sa tête en arrière, la tête vers le ciel comme si elle se shootait à l’énergie ambiante pour mieux nous l’offrir ensuite. Nous prenons ces quatre morceaux joués en solo à la guitare acoustique comme des caresses à l'âme, en frissonnant de tous les pores.

Julien accueille finalement la violoniste Camille Faulkner sur scène pour l’accompagner de ses déliés gracieux révélant davantage de profondeur encore aux titres, comme la mélancolique Shadowboxing et ses enragés angéliques « Tell me you loved me ». La chanteuse s’installe finalement devant son piano pour enchaîner trois titres sans interruption pendant une quinzaine de minutes, une nouveauté puisque ses passages derrière les claviers étaient précédemment assez rapides. L’orgue résonne sur Televangelist tandis que la voix prend de la reverb. Son final voit la chanteuse s’emporter dans un cri transperçant les corps, son visage déformé par sa bouche ouverte, rappelant celui de Neil Young à son âge. Nous atteignons des sommets d’émotion sur l’enchaînement Hurt Less / Go Home tandis que le public tente de retenir ses larmes. La tranquille Hurt Less cherche à calmer notre ascenseur émotionnel avec ses quelques notes de claviers en forme de berceuse cajolée par le violon tournoyant. En funambule vocal, Julien Baker enchaîne sur Go Home dans une version rallongée méticuleuse, sa voix crépitant toujours sur un fil entre clarté et obscurité. On observe Camille Faulkner qui semble parfois chanter les paroles sans son en regardant Julien, tout en maniant habilement l’archet.



La guitare électrique refait son apparition sur l’un des titres les plus attendus par le public : la fabuleuse Something. Ces trois titres au piano ont fait décoller un concert qui va s'achever dans les nuages. Julien esquisse des sourires réjouis en entendant le public fredonner ses textes en osant à peine élever la voix. On est habituellement peu fans des karaokés de concert, mais il s’agit ici d’un rare moment de communion autour de ce texte qui parle directement à chacun d’entre nous. Les « Can’t think of anyone else » prennent une autre résonnance accompagnés par un public de mélomanes sachant chanter juste. Les versions live écorchées nous transportent littéralement, tandis que Julien Baker fait traîner une voix éraillée sur Sour Breath où le public reprend en choeur dans un silence « You’re everything I want  and I’m all you dread ». Avant d’interpréter ses deux derniers titres, elle nous explique que lorsque l’on chante ses textes, nous la faisons sourire à propos des événements les plus compliqués qu’elle a pu vivre et dont elle parle dans ses chansons et que cela la guérit. Il n’en fallait pas plus pour que le public cherche à la guérir davantage en reprenant les paroles de Turn Out The Lights, Julien tentant de retenir ses larmes en se réfugiant à l’arrière de la scène sur le refrain. Elle fait parler la foudre de sa guitare sur un final en forme de rock abrupt et déchaîné à la puissance indescriptible. Le concert s’achève sur le single Appointments et un passage a capella bouleversant aux cris de ses « I have to believe that it is ». Julien Baker nous salue de la main comme des potes et s’échappe simplement comme si elle ne venait pas de retourner nos cœurs et nos âmes.
On sait pourtant qu’elle l’a fait.

 

Avec une prestation comme celle-ci, nous voilà encore plus convaincus que Julien Baker est la songwriter folk la plus talentueuse de sa génération et de la décennie, s’érigeant en digne successeur d’Elliott Smith. On ne peut qu’être admiratif devant autant de force dans la composition pour une artiste d’à peine 22 ans. Nous suivrons la suite de sa carrière avec attention, celle-ci passe par un supergroupe, Boygenius, formé avec Phoebe Bridgers et Lucy Dacus pour un disque qui sortira le 9 novembre.



Photos de Manon Bonely