Webzine indépendant et tendancieux

Live-Report
Spain + Oiseaux-Tempête à La Flèche d'Or

04 décembre 2013
Rédigé par Sylvain Calves

Spain + Oiseaux-Tempête
Paris, La Flèche d'Or

Soirée particulièrement disparate ce soir à la Flèche d’Or avec cette double programmation mystérieuse et alléchante. Deux groupes : l’un « vieux », jouant au métronome des chansons courtes, l’autre bien plus « jeune » et préférant les longues tirades musicales expérimentales.
Dans la queue incontournable pour pénétrer dans les lieux, pour échapper au froid mordant de ce début novembre, une bonne occupation consistait alors à essayer de dresser une cartographie du public.
En vérité, il y avait un peu tout le monde. Par exemple, une presque quadragénaire angoissée venue avec son compagnon, brusquement inquiète à la lecture du panneau « Toute sortie est définitive », craignant soudain de ne pouvoir répondre à son téléphone si « son boss voulait appeler ». Nous étions pourtant dimanche soir. Puisse la qualité de ces deux performances lui avoir fait passer sa nervosité.
Au même moment, un groupe de kids armés d’une candeur désarmante se faisait coincer en tentant de rentrer avec un pack de bière. Visiblement peu au courant des procédures, ils n’avaient pas même tenté de le dissimuler. Ce trésor d’ivresse immaculé finirait directement dans la poubelle prévue à cet effet. La file avançant par ailleurs assez vite, il n’y eut pas le temps de s’interroger sur la réaction des oreilles des vigiles – au demeurant plutôt sympathiques – lorsque retentirait le premier morceau de Oiseaux-Tempête, prêts à lancer les festivités ce soir.
Pourtant, à l’intérieur, la salle – spacieuse et bien foutue, conservant une échelle humaine et chaleureuse – avait de prime abord l’air déserte. Un public clairsemé ne semblait pas très bien savoir ce qu’il attendait, entre regards apathiques et détours prolongés vers le bar. À cet instant, rien ne laissait encore présager la déflagration qui allait suivre. L’attente fut heureusement de courte durée.
La lumière baisse d’un coup, remplacée par un soleil bleu liquide coulant des projecteurs. Il y a soudain ce bassiste qui traverse l’espace, l’air rigolard, multi tatoué, archi piercé. Il y a aussi ce batteur dont personne ne manque de rappeler qu’il a joué avec Beach House. Et enfin ce guitariste, d’apparence anonyme, qui semble ne vouloir ressembler à rien ni personne. Il prend place sur un tabouret maigrelet, assiégé par un nombre de pédales délirantes.
Le premier morceau nous annonce clairement que Oiseaux-Tempête maîtrisent leur art. Un rythme de batterie assuré malgré les ouragans périphériques des deux confrères, une guitare atmosphérique puisant son essence dans toutes les possibilités offertes par ces pédales impressionnantes, et enfin le bassiste, qui, soudainement, court-circuite l’ensemble par une manipulation de l’instrument personnellement jamais observée ailleurs.
Quand on se retourne enfin après cette entrée en matière ravageuse, on peut s’apercevoir que la foule est soudainement devenue compacte autour de la scène. Comme une attraction ne tolérant aucune équivoque ni hésitation. Oiseaux-Tempête est en place, et la suite restera débridée mais toujours carrée. La marque des grands explorateurs de sons n’ayant certes jamais oublié la recherche ni la folie, et encore moins les répétitions quotidiennes.
Parlons du son, alors qu’un morceau plus nerveux succède au premier. Impression immédiate et facile pour ceux qui ne savent finalement pas très bien de quoi ils parlent : on peut penser que Mogwai restent les empereurs de cette musique fiévreuse et vagabonde, comme si rien ni personne ne pouvait exister derrière eux. Pourtant, une brève discussion avec notre collègue photographe - dont vous pouvez voir les clichés rapportés de cette soirée ci-dessous - nous apprend que ce groupe mérite bien davantage, et surtout d’autres comparaisons, d’autres qualificatifs. Ainsi, ce que l’on peut vite, bien trop vite, appeler prog rock ne peut en aucun cas être le seul recours lorsqu’il s’agit de parler de Oiseaux Tempêtes et de cette scène en général (pouvant accueillir des groupes aussi disparates que This Will Destroy You, Mono ou encore Explosions In The Sky).
Ici, la formation est aussi réduite que le son est ample. La seule constante du prog rock reste finalement de s’énerver à un moment ou à un autre après avoir noyé les oreilles de l’auditeur dans du coton pour un laps de temps qui n’appartient qu’aux envies et goûts de chacun. Ici, la nervosité n’est simplement pas la même que celle développée chez ces autres (illustres) groupes servant ici de comparaison. Elle explose en temps voulu. Et vous ne maîtrisez pas ce temps. Vous ne saurez jamais quand.
Voir Oiseaux-Tempête sur scène s’apparente enfin et surtout à admirer les tours d’un magicien sans être capable d’en deviner les premiers mystères. De la pure illusion. Ce son, produit par ces gens peu nombreux, cette formation, reste une énigme qui s’épaissit encore davantage lorsque le groupe continue de jouer plus énervé. D’autre part, ce soir (et cela devrait être la norme pour tout groupe décent jouant live), il y a ce qu’on entend (très bon) et ce que l’on nous laisse voir de la réalité de cette alchimie, cette dernière composante s’avérant ici la plus impressionnante.
Pas le temps suffisant pour s’interroger plus avant sur tout cela. La performance s’achève dans une cacophonie à l’image du concert intégral : ce désordre n’est qu’une illusion, l’empreinte originale et le travail régulier constituent au fond sa réalité. Mogwai sort un nouveau disque prochainement. Oiseaux-Tempête également. Nous savons dorénavant qu’il faudra écouter les deux.
Un intermède, bienheureux, qui nous laisse pourtant avec une interrogation abyssale : comment Spain vont-ils jouer après cela, comment imposer un son en apparence moins imposant, comment ces chansons tout en économies et retenues pudiques vont-elles parvenir à éclore dans pareil contexte ? Certes, le public est déjà bel et bien là, mais principalement chauffé à blanc par les digressions sonores de Oiseaux-Tempête. Dans cette masse de visages, il est toujours impossible de deviner qui est venu pour le groupe obscur, qui pour le groupe mythique. Seule constante à laquelle s’agripper : les deux groupes, invariablement, restent confidentiels et, chacun à leur manière, radicaux.
Pour l’heure, un entracte permet de se retourner quelque peu. Assoiffé par les déserts arides arpentés par Oiseaux-Tempête, une bonne partie du public s’en va se désaltérer au bar pour contrer les sales romances déclinées sous toutes leurs formes que s’apprête à dérouler la musique de Spain.
Attendre la pinte suivante permet de dresser une oreille aux musiques choisies pour illustrer cet interlude salvateur : le second et dernier album de the XX, Coexist, qui sur le moment semble constituer le meilleur trait d’union entre le groupe déjà passé et celui qui s’apprête à monter sur scène. Les sommets froids du premier, les regrets amoureux mais chaleureux du second. La forme radicale adoptée envers et contre tous. Le son n’est pas la question, le son est secondaire, le geste assumé reste la seule et unique continuité.
Lorsque Spain entre enfin en piste, l’émotion est forte. Groupe emblématique de la musique softcore, sillage dans lequel s’engouffreraient ensuite allégrement Bonnie Prince Billy comme Low (pour ne citer que les plus illustres de leurs nombreux suiveurs), Spain était encore, il n’y a pas si longtemps, donné pour mort. Auteur de quatre disques en vingt ans, résolument rare et ne redoutant pas les absences prolongées, le groupe s’était même dissout au tout début des années 2000.
Autre particularité, et pas des moindres : cette discographie peu exhaustive mais étalée sur plus de deux décennies n’a jamais varié d’un iota, ne s’est jamais remise en question. Il y a un son Spain, et celui-ci n’a jamais bougé. Nous sommes ici loin des vaines préoccupations formelles et factices de Placebo, mais aussi des recherches d’expérimentation à tout prix entreprises par Radiohead, pour citer deux groupes nés relativement à la même période.
Il y a quelque chose d’admirable, de profondément touchant, à incarner sans relâche cette même musique, qui d’ailleurs n’a jamais été à la mode (à prononcer avec l’accent anglo-saxon). Jouée avec l’empreinte de musiciens que l’on pensait cantonnés aux standards pour karaoké, en formation classique et serrée (guitare / basse / voix / batterie/clavier : cela fait cinq instruments pour quatre membres), déclinant les mêmes thèmes et motifs d’une chanson ou d’un album à l’autre (pour faire court : des amours systématiquement malheureuses), le groupe parvient sans cesse à transcender ces configurations banales, capables de faire naître l’émotion au détour d’un mot prononcé avec un peu plus d’intensité qu’un autre déjà répété ou d’une note de guitare supplémentaire au moment où retentit ce refrain déjà entendu trois fois. Comme si définir des carcans aussi étroits ou rigoureux permettait de mettre davantage en lumière chaque changement subtil de mélodie, chaque variation d’octave, même légère. Chez Spain, less is more.
Conscient de cette légende confidentielle, le groupe commence par décliner une sorte de best of improvisé de leurs meilleurs morceaux. Les applaudissements sont peu nourris, mais ceux que l’on perçoit sont sincères. Au fond, il reste possible que personne ne les connaisse. Il faudra attendre la cinquième chanson pour que le chanteur (petit fils du jazzman Charlie Haden – il fallait bien placer l’information quelque part ici) nous annonce que les compositions précédentes étaient inédites et tiendraient lieu de moments forts dans le prochain album qu’ils s’apprêtent à enregistrer. Première moitié douce-amère, où le groupe semble se perdre entre pseudo-singles qui n’auront jamais été officiels et promesses d’un album à venir qui n’est pas encore un classique comme leurs précédents.
Et puis Josh Haden entame une pinte. La suite sera dès lors renversante. Parler de classiques n’a plus grand sens ici, ce groupe compose et joue des classiques en mode particulier, intimistes, les classiques de chacun, les coups de cœur personnels des uns ou des autres. Ainsi, c’est sans doute un heureux hasard d’avoir aimé la deuxième partie du concert de Spain. Ces chansons parlent aux tripes, reflètent le moment où un tel les aura entendues pour la première fois (par exemple : une écoute libre et au casque à la Fnac, lors d’une pause-déjeuner pendant un job d’été à La Défense en 1998). Certains préfèreront telle ou telle chanson, et regretteront leur absence dans la setlist de ce soir. Mais nous pouvons quand même affirmer sans grand risque que l’enchaînement Nobody Has To Know et Every Time I Try est un rêve de gosse qui a vu la lumière ce soir-là.
Lors d’un second rappel apparemment imprévu, les premiers mots de Josh Haden, visiblement ému, constitueront une déclaration bouleversante : « Thank You. Sincerely. We had never thought we’d make it this far ». Impossible de savoir si cette constatation s’applique uniquement au concert de ce soir, long et généreux, ou à la carrière du groupe tout entière. Jamais nous n’aurions cru revoir Spain sur scène un jour. Ce groupe aurait pu mourir dans l’indifférence générale, et lui-même en était probablement convaincu.
Puis retentissent les premières notes de Spiritual, chanson emblématique du lointain premier album. La meilleure façon de mesurer le temps passé et la foi incommensurable dont il fallut faire preuve pour traverser la tempête et, enfin, revenir d’entre les morts. 

Photos Alan Kerloc'h